Inferno canto III

lundi 12 juillet 2004.
 
« C’est par moi que l’on va dans la cité plaintive :
Aux tourments éternels c’est par moi qu’on arrive :
C’est par moi qu’on arrive à l’exécré séjour.
 
La justice divine a voulu ma naissance ;
L’être me fut donné par la toute-puissance,
La suprême sagesse et le premier amour.
 
Rien ne fut avant moi que choses éternelles,
Moi-même à tout jamais je dois durer comme elles.
Laissez toute espérance en entrant dans l’Enfer ! »
 
Au sommet d’une porte en sombres caractères
Je vis gravés ces mots chargés de noirs mystères :
« Maître » fis-je, « le sens de ces mots est amer ! »
 
Mais lui d’une voix ferme : « Il n’est plus temps de craindre !
Tout lâche sentiment dans ton coeur doit s’éteindre ;
Il faut tuer ici le soupçon et la peur.
 
Voici les régions, celles que je t’ai dites,
Où doivent tes regards voir les races maudites
Qui de l’intelligence ont perdu le bonheur. »
 
A ces mots il me prit par la main, son visage
Avait un air de paix qui me rendit courage :
Avec lui dans l’abîme il me fit pénétrer.
 
Là, soupirs et sanglots, cris perçants et funèbres
Résonnaient du milieu de profondes ténèbres :
Dans mon saisissement je me mis à pleurer.
 
Idiomes divers, effroyable langage,
paroles de douleur et hurlements de rage,
Voix stridentes et voix sourdes, mains se heurtant ;
 
Tout cela bruissait confusément dans l’ombre,
Eternel ouragan de cet air toujours sombre,
Comme un sable emporté par le vent haletant.
 
Et moi, les yeux couverts d’un bandeau de vertige :
« Qu’est-ce donc que j’entends, maître, et quel est, » dis-je,
« Le peuple qu’à ce point la douleur a vaincu ? »
 
Mon maître : « ces mots sont le partage,
Le misérable sort des âmes sans courage,
De ceux qui sans opprobre et sans gloire ont vécu.
 
Ils sont mêlés au choeur de ces indignes anges
Qui ne luttèrent pas, égoïstes phalanges,
Ni pour ni contre Dieu, mais qui furent pour eux.
 
Le ciel les a chassés de ses parvis sublimes,
Et le profond Enfer leur ferme ses abîmes,
Car près d’eux les maudits sembleraient glorieux ».
 
- « O maître, quel fardeau de maux insupportables
Les force de pousser des cris si lamentables ? »
- « Sache en deux mots » dit-il, « que tous ces malheureux
 
D’une seconde mort ont perdu l’espérance ;
C’est leur abjection qui cause leur souffrance,
Et le sort le plus dur serait plus doux pour eux.
 
Dans le monde leur nom n’a pas laissé de trace ;
Trop bas pour la Justice et trop bas pour la Grâce !
va, ne parlons plus d’eux, mais regarde, et passons. »
 
Et regardant je vis un étendard livide
Courant comme indigné, tant sa course est rapide,
Et tournoyant dans l’air agité de frissons.
 
Et derrière venaient les bandes malheureuses.
Et moi je m’étonnais, les voyant si nombreuses,
Que la Mort de ses mains en eût autant défait !
 
J’en reconnus plusieurs au milieu de la file.
Tout à coup dans les rangs j’aperçus l’ombre vile
De celui qu’un refus souilla plus qu’un forfait.
 
Je compris, et j’eus bien alors la certitude
Que j’avais sous les yeux la triste multitude
Qui doit déplaire à Dieu comme à ses ennemis.
 
Ces lâches, toujours morts, même pendant leur vie,
Étaient nus ; ils fuyaient, car sur leur chair flétrie
D’avides moucherons, des guêpes s’étaient mis.
 
Un sang pauvre coulait, et rayait leur visage,
Et tout mêlé de pleurs tombait, hideux breuvage,
A leurs pieds recueilli par des vers dégoûtants.
 
Je portai mes regards plus loin, et vis dans l’ombre,
Sur le bord d’un grand fleuve, une foule sans nombre.
« O maître, qu’est-ce encore que je vois, que j’entends ?
 
Quelle est cette cohorte accourant hors d’haleine,
Que dans l’obscurité mon oeil distingue à peine,
Et qui la presse ainsi de gagner l’autre bord ? »
 
- « Tu sauras tout cela ; mais laisse-toi conduire, »
Me dit-il ;« je prendrai le soin de t’en instruire
Quand nous arriverons au fleuve de la mort »
 
Je rougis, craignant d’être importun au poète ;
Et, les regards baissés et la lèvre muette,
J’attendis d’arriver au fleuve des enfers.
 
Dans cet instant, parut monté sur une barque
Un vieillard dont le front des ans portait la marque.
Il s’écriait « malheur à vous, esprits pervers !
 
N’espérez jamais voir le ciel, car je vous mène
Dans la nuit éternelle, à la rive inhumaine,
Dans l’abîme toujours ou brûlant ou glacé.
 
Et toi qui viens ici dans ces lieux d’épouvante,
Va-t-en, éloigne-toi des morts, âme vivante ! »
Voyant que d’obéir j’était mal empressé :
 
« Tu veux, » ajouta-t-il, « toucher la sombre plage ?
Prends un autre chemin qui te mène au rivage ;
Il te faut un esquif plus léger que le mien. »
 
« Caron, ne t’émeut pas » lui répondit mon guide.
« on l’a voulu là-haut, et quand le ciel décide,
le ciel peut ce qu’il veut. Ainsi n’ajoute rien »
 
Du nocher à ces mots la fureur fut calmée,
La rage s’éteignit sur sa joue enflammée
Et dans ses yeux bordés de deux cercles ardents.
 
Mais ces morts dépouillés que la fatigue accable,
Entendant de Caron la voix impitoyable,
De changer de couleur et de grincer des dents.
 
Ils blasphémaient le ciel, ils maudissaient la terre,
le jour qui les vit naître et le sein de leur mère,
Leurs pays, leurs parents, leurs fils, tout l’univers ;
 
Puis remplissant les airs d’une rumeur plaintive,
Ensemble se portaient sur la funeste rive,
Sur la rive maudite où vont tous les pervers.
 
Caron, avec des yeux que la colère enflamme,
Les pressait tour à tour et pressait de sa rame,
Tous ceux qui paraissaient tarder trop à partir.
 
Comme, l’une après l’autre, au déclin de l’automne,
Les feuilles des rameaux tombent, pâle couronne,
Et retournent au sol qui va les engloutir ;
 
Tels je voyais d’Adam les enfants sacrilèges,
Ces oiseaux que Caron appelait dans ses pièges,
un par un se jeter au vaisseau de la mort.
 
Ils franchissaient alors le ténébreux passage ;
mais à peine ils s’étaient éloignés du rivage,
Qu’une foule nouvelle attendait sur le bord.
 
« O mon fils, c’est ici, » me dit mon noble maître,
« Que viennent, quel que soit le lieu qui les fit naître,
Tous les coupables morts dans le courroux de Dieu.
 
Ils se hâtent d’aller par ce fleuve au supplice,
Pressés par l’éperon de la grande Justice
Qui change leur terreur en un désir de feu.
 
Jamais âme innocente en ces lieux ne s’embarque ;
Voilà pourquoi Caron te chassait de sa barque :
Tu comprends maintenant d’où venait sa fureur. »
 
Comme il disait ces mots, la lugubre vallée
D’un formidable choc est soudain ébranlée.
Souvenir qui me baigne encore de sueur !
 
Sur la terre des pleurs, déchaînant sa colère,
S’élève un vent terrible et que la foudre éclaire.
Et devant tant d’horreurs forcé de succomber,
 
Comme pris de sommeil, je me laissai tomber.

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